Le Masters 2019 vu par Denis Lalanne : Et voilà pourquoi le golf est grand !
Les cinq vestes vertes de Tiger Woods n’habillent pas le même homme.
À sa première victoire, en 1997, tout s’est passé comme si le golf venait de franchir le mur du son en la personne de ce bolide nouveau, programmé depuis l’âge tendre à refaire l’histoire en ce lieu d’Augusta National voué à la gloire du sportsman bien né. Le jeune homme n’était pas en vain de race noire et prénommé Tiger. Plus vengeur et plus arrogant que lui, tu meurs !
On ne vous dit pas le nombre de cœurs sudistes qui ont saigné, ce soir-là, dans le grand silence tombé sur la Georgie ou l’Alabama. Ceux qui ont vu récemment le film « Green book » comprendront. En même temps, au club-house, un quarteron d’affairistes de race blanche fêtaient le plus beau coup de leur vie. Ils avaient mis la main sur un prodigieux produit de marketing. Je peux les décrire et les nommer car j’avais rejoint le club-house bien avant la fin de la compétition, Tiger ayant déjà largué à quinze coups sa dernière escorte, un Italien nommé Costantino Rocca.
Comme un chien pour sauver son os
Le jour et la nuit avec sa cinquième victoire, vingt-deux ans plus tard. Cette fois, le phénomène n’était plus seul au monde. Durant quatre jours et jusque sur le dernier green, il s’est battu comme un chien pour sauver son os. A six trous de la fin, ils étaient avec lui une demi-douzaine dans un mouchoir de poche. Peu s’en fallut que Brooks Koepka, en particulier, ne rentrât sur le dernier green le birdie qui eut tout remis en question. J’avais parié les yeux fermés sur Koepka avant le départ du premier tour. Il a la stature d’un Nicklaus et il marche à l’étoile. C’est tant pis pour lui car il a été trop gaspilleur des multiples occasions offertes par un bras formidable, ne fut-ce que lors d’un premier tour souverain, bouclé avec le sourire, le même sourire que sur le putt ultime, raté sans l’ombre d’une amertume, le même sourire que l’épatant Xander Schauffele, ce qui laisse encore bien augurer d’un golf aventuré sur sa montagne de dollars.
Deux trous fatidiques
En 1997, un joueur de race noire avait donc marché tout seul sur le temple édifié par Bobby Jones, l’archange du golf immaculé, et Cliff Roberts, son financier quelque peu réac. En 2019, ils étaient deux, avec Tony Finau, grand gaillard cool, désarmant de bon esprit : tout sauf un tueur, celui-là. Mais Finau s’est noyé en plein Amen Corner, dans l’eau du trou n° 12, tout comme Koepka, Molinari, Poulter, pour ne citer que les meilleurs, soudain affrontés au vent mauvais annoncé depuis la veille.
Deux trous fatidiques ont composé toute la musique de la classique tragédie du dernier tour d’un Masters. L’un est le 12, un timbre-poste nommé Golden Bell ( Clochette d’or ). L’autre est le 15, un par 5 nommé Firethorn ( Buisson ardent ), les deux greens pareillement défendus par un obstacle d’eau. La légende s’est installée dès 1935 avec le miraculeux albatros réussi par Gene Sarrazen sur le 15, d’un coup de bois 5 par-dessus l’eau. Ce même trou 15 où Francesco Molinari dimanche dernier a perdu tout espoir de venger son compatriote Costantino Rocca vingt-deux ans après.
Molinari marchant sur l’eau qui devait le noyer
Là où Rocca, l’anti-héros, avait été humilié, honteusement ignoré du public comme de l’histoire, Molinari a tenu la dragée haute au Tigre ressuscité. Mieux que cela, il tenait l’affaire en main depuis le premier jour, marchant sur l’eau qui devait le noyer. Francesco Molinari me fait penser à Pierre Hirigoyen, le fameux pro du Golf de Biarritz, quand il disait à ses élèves : « Faîtes ce que je vous dis : vous montez et vous descendez » , résumant ainsi tout le problème du swing de golf, mieux que le légendaire Arnaud Massy, lequel disait aux siens : « Foutez-moi cette balle en l’air ! ». Le dépouillement du swing de Molinari est une leçon de golf à tous les nuls, dont je suis, et sa maîtrise du putt assassin, en pleine pression, bien propre à horripiler les plus forts de ses opposants. Il avait déjà dit son mot au Tigre au British Open et à la Ryder Cup. Hélas, un fer 9 trop haut pris par le vent mauvais et ce fut la noyade dans le ruisseau du 12. Le même touchant une branche et voilà encore la noyade dans le lac du 15. Les deux trous fatidiques avaient fait le job, alors que le Tigre, lui, avait échappé à la mort avec un drive au 13 miraculeusement ressorti du bois. Mais sans doute l’avait-il fort mérité par ce prodige de volonté et de fierté qui l’a sorti d’un enfer personnel de plusieurs années. Et puis, il se passe à Augusta ce que les gens du rugby de chez nous appellent « l’avantage du terrain ». Ici, le Tigre opérait dans son jardin ; depuis le temps il en connaît tous les pièges.
La fin du champion seul au monde ?
Tiger Woods et Molinari se retrouveront. Et non seulement eux mais tout un peloton à leurs trousses qui va renouveler le paysage. C’est probablement la fin du champion seul au monde. Woods regaillardi, porté par une hystérie collective, peut-il rejoindre à travers le temps Jack Nicklaus, son aîné en férocité, et pareillement sorti du tombeau pour une sixième veste verte ?
On demande à voir. Un coup de vent, une branche et la messe est dite.
Voilà pourquoi le jeu de golf est grand.
Plus grand que les plus grands, de Bobby Jones à nos jours.
Denis LALANNE